Hypothétiques origines
Comme nombre de populations juives, de Tripolitaine ou d’Espagne notamment, les Juifs tunisiens revendiquent une implantation très ancienne sur leur territoire. Aucun document ne permet cependant d’attester formellement leur présence avant le iie siècle. Parmi les hypothèses :
- certains historiens, comme David Cazès, Nahum Slouschz ou Alfred Louis Delattre, suggèrent sur la base de la description biblique des relations étroites fondées sur le commerce maritime entre Hiram (souverain de la cité phénicienne de Tyr) et Salomon (roi d’Israël) que des Israélites auraient pu faire partie des fondateurs de comptoirs phéniciens, dont celui de Carthage en 814 av. J.-C. ;
- l’une des légendes fondatrices de la communauté juive de Djerba, retranscrite pour la première fois en 1849, raconte que des Cohanim (membres de la classe sacerdotale israélite) se seraient installés dans l’actuelle Tunisie après la destruction du Temple de Salomon par l’empereur Nabuchodonosor II en 586 av. J.-C. ; ils auraient emporté un vestige du Temple détruit, conservé dans la Ghriba de Djerba, et en auraient fait un lieu de pèlerinage et de vénération jusqu’à nos jours.
Cependant, si ces hypothèses étaient vérifiées, il est probable que ces Israélites se seraient assimilés à la population punique et auraient sacrifié à leurs divinités, comme Baal et Tanit. Par la suite, des Juifs d’Alexandrie ou de Cyrène auraient pu s’implanter à Carthage à la suite de l’hellénisation de la partie orientale du bassin méditerranéen. Le contexte culturel leur aurait permis de pratiquer un judaïsme plus conforme aux traditions ancestrales. Des embryons de communautés existent aux derniers temps de la domination punique sur l’Afrique du Nord, sans que l’on puisse affirmer s’ils se sont développés ou ont disparu ultérieurement.
Des Juifs se sont en tout cas implantés dans la nouvelle province romaine d’Afrique, jouissant des faveurs de Jules César. Celui-ci aurait, en remerciement de l’appui du roi Antipater dans sa lutte contre Pompée, reconnu au judaïsme et à lui seul le statut de religio licita et a, selon Flavius Josèphe, accordé aux Juifs un statut privilégié, confirmé par la Magna charta pro Judaeis sous l’empire. Ces Juifs sont rejoints par des Juifs pérégrins, expulsés de Rome pour y avoir pratiqué du prosélytisme, par nombre de vaincus de la Première Guerre judéo-romaine, déportés et revendus comme esclaves en Afrique du Nord, mais aussi par des Juifs fuyant la répression de révoltes en Cyrénaïque et en Judée sous les règnes des empereurs Domitien, Trajan et Hadrien. Il est fort vraisemblable que ces Juifs ont fondé des communautés sur le territoire de l’actuelle Tunisie.
Développement des communautés sous la domination romaine
Les premiers documents attestant de la présence de Juifs en Tunisie datent du iie siècle. Tertullien décrit en effet des communautés juives aux côtés desquelles vivent des païens judaïsants d’origine punique, romaine et berbère et, dans un premier temps, des chrétiens ; le succès rencontré par le prosélytisme juif pousse d’ailleurs les autorités païennes à prendre des mesures légales alors que Tertullien rédige dans le même temps un pamphlet contre le judaïsme. D’autre part, les Talmuds mentionnent l’existence de plusieurs rabbins carthaginois. Par ailleurs, Alfred Louis Delattre démontre vers la fin du xixe siècle que la nécropole de Gammarth, formée de 200 chambres creusées dans la roche, chacune abritant jusqu’à 17 complexes de tombes (kokhim), contient des symboles juifs et des inscriptions funéraires en hébreu, latin et grec. Une synagogue du iiie ou ive siècle est découverte à Naro (actuelle Hammam Lif) en 1883. La mosaïque couvrant le sol de la salle principale, qui comporte une inscription latine mentionnant sancta synagoga naronitana (« sainte synagogue de Naro ») et des motifs pratiqués dans toute l’Afrique romaine, atteste de l’aisance de ses membres et de la qualité de leurs échanges avec les autres populations.
D’autres communautés juives sont attestées par des références épigraphiques ou littéraires à Utique, Chemtou, Hadrumète ou Thusuros (actuelle Tozeur). Comme les autres Juifs de l’empire, ceux de l’Afrique romaine sont romanisés de plus ou moins longue date, portent des noms latins ou latinisés, arborent la toge et parlent le latin, même s’ils conservent la connaissance du grec, langue de la diaspora juive à l’époque.
Selon saint Augustin, seules leurs mœurs, modelées par les préceptes religieux juifs (circoncision, cacherout, observance du chabbat, pudeur vestimentaire), les distinguent du reste de la population. Sur le plan intellectuel, ils s’adonnent à la traduction pour des clients chrétiens et à l’étude de la Loi, de nombreux rabbins étant originaires de Carthage. Sur le plan économique, ils exercent divers métiers dans l’agriculture, l’élevage du bétail et le commerce. Leur situation se modifie à partir de l’édit de Milan (313) qui légalise le christianisme. Les Juifs sont alors progressivement exclus de la plupart des fonctions publiques et le prosélytisme est sévèrement puni. La construction de nouvelles synagogues est interdite vers la fin du ive siècle ainsi que leur entretien sans l’accord des autorités, en vertu d’une loi de 42333. Toutefois, les recommandations de divers conciles tenus par l’Église de Carthage, recommandant aux chrétiens de ne pas suivre certaines pratiques de leurs voisins juifs, témoignent du maintien de leur influence.
De la paix vandale à la répression byzantine
L’arrivée des Vandales au début du ve siècle ouvre une période de répit pour les Juifs car l’arianisme des nouveaux maîtres de l’Afrique romaine est plus proche du monothéisme juif que ne l’est le catholicisme des Pères de l’Église. Les Juifs prospèrent sans doute sur le plan économique, appuyant en retour les rois vandales contre les armées de l’empereur Justinien parti à la conquête de l’Afrique du Nord.
La victoire de Justinien en 535 ouvre la période de l’exarchat de Carthage qui voit la persécution des Juifs avec les ariens, les donatistes et les païens. Stigmatisés derechef, ils sont exclus de toute charge publique, leurs synagogues sont transformées en églises, leur culte est proscrit et leurs réunions interdites. L’administration applique strictement le code de Théodose à leur encontre, ce qui permet la tenue de conversions forcées. Si l’empereur Maurice tente d’abroger ces mesures, ses successeurs y reviennent et un édit impérial leur impose le baptême.
Certains Juifs auraient alors fui les villes contrôlées par les Byzantins pour s’établir dans les montagnes ou aux confins du désert et y mener une lutte, avec l’appui des tribus berbères dont beaucoup auraient été gagnées par leur prosélytisme. Selon d’autres historiens, la judaïsation des Berbères aurait eu lieu quatre siècles auparavant, avec l’arrivée de Juifs fuyant la répression de la révolte de Cyrénaïque ; la transition se serait faite progressivement par le biais d’un syncrétisme judéo-païen avec le culte de Tanit, encore ancré après la chute de Carthage. Quelle que soit l’hypothèse retenue, l’historien du xive siècle Ibn Khaldoun confirme leur existence à la veille de la conquête musulmane du Maghreb en s’appuyant sur des chroniques arabes du xie siècle. Toutefois, cette version est passablement remise en cause : Haïm Zeev Hirschberg rappelle que l’historien a écrit son ouvrage plusieurs siècles après les faits, Mohamed Talbi que la traduction française n’est pas totalement exacte puisqu’elle ne rend pas l’idée d’éventualité exprimée par l’auteur et Gabriel Camps que les Djerawas et les Nefzaouas qu’il cite étaient de confession chrétienne avant l’arrivée de l’islam.
De toute façon, même si l’hypothèse de la conversion massive de tribus entières paraît fragile, celle de conversions individuelles semble plus probable.
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