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Les Granas de Tunisie (Livournais)

La première attestation de Livournais (c’est-à-dire Juifs séfarades installés à Livourne) en Afrique du nord date du xve siècle.On différencie alors ces « anciens Livournais » des « nouveaux Livournais » qui arrivent en 1685 et forment une première communauté organisée de Gorneyim à Tunis, où ils se distinguent fortement des Juifs indigènes en raison de leur européanisation: ils parlent l’italien et ne se marient qu’entre eux, s’habillent à l’européenne, portent des perruques et se poudrent, possèdent leurs propres rites, synagogues, officiants, rabbins et cimetières et se considèrent comme le fleuron de la bourgeoisie venue d’Europe. Ils n’ont pas ou peu de relations avec les juifs autochtones qui eux parlent le judéo-arabe et s’habillent à l’orientale. Les Granas finiront par s’arabiser par la langue, sous l’inluence des « anciens Livournais » mais leur forte présence provoque la création d’un schisme qui divise les juifs de Tunis pendant presque 2 siècles. Un accord, ratifié en 1741, concrétise la séparation des deux communautés.

Le souk El Grana (arabe : ‏سوق القرانة) est l'un des souks de la médina de Tunis. Son nom fait référence aux Granas, des Juifs établis dans la ville toscane de Livourne, à la suite de leur expulsion de la péninsule Ibérique, et venus s'installer en Tunisie au début du xviie siècle.
Le souk El Grana (arabe : ‏سوق القرانة) est l’un des souks de la médina de Tunis. Son nom fait référence aux Granas, des Juifs établis dans la ville toscane de Livourne, à la suite de leur expulsion de la péninsule Ibérique, et venus s’installer en Tunisie au début du xviie siècle.

Livournais et autres ethnies à Tunis

Livournais et Tunisiens

La Tunisie plurielle avait assigné aux Livournais un rôle singulier. Ils exercèrent, bien avant le Protectorat, une influence décisive sur les élites de la communauté juive tunisienne, par une italianisation qui prépara leur future francisation. Dès la deuxième partie du XVIIIème siècle, des marchands tunisiens prirent l’habitude de séjours fréquents à Livourne. Des contrats en langue espagnole nous montrent, en 1778, des Attal, Bessis, Maarek, Semama réalisant des affaires communes avec des Boccara, De Paz, Enriques, Franchetti, Tapia. En 1780, des Livournais de Tunis et de Livourne créèrent à Marseille une communauté portugaise dont la langue, comme à Tunis et Bordeaux, fut l’espagnol. Dans cette communauté, ils accueillirent quelques familles tunisiennes telles que les Bellaïche, Bismot, Lahmi, Semama, Tubiana, un siècle avant le Protectorat. Des familles de Juifs comtadins comme les Carcassonne, Crémieux, Mossé, Rouget, Vidal, y furent intégrées. Cette « livournisation » des Comtadins permit à ceux-ci l’établissement à Marseille, qui leur avait été jusqu’alors interdit.

Livournais et Siciliens

Nulle part ailleurs qu’à Tunis une communauté juive, comme les Livournais, n’eut à assumer la responsabilité sur le plan social et culturel de toute une population chrétienne pauvre, celle des Siciliens. Ce petit peuple, massivement accru après le Protectorat, ne possédait encore aucune élite. La plupart de ces Siciliens ou Sardes ne savait pas l’italien. Beaucoup étaient illettrés. Les idéaux du Risorgimento étaient encore loin d’eux. Les familles livournaises prirent en charge le financement et l’organisation d’Écoles, d’Hôpitaux, d’associations culturelles italiens. En 1895 le Dr Guglielmo Levi, né à Livourne, ancien chef de service de l’hôpital de Padoue, assura conjointement la direction de deux hôpitaux : l’hôpital israélite et l’hôpital italien. Les conventions de 1896 permirent de préserver une amitié franco-italienne. La Grande Guerre où la France et l’Italie furent alliées semblait devoir consolider cette amitié. La démagogie fasciste, après 1935, fut néfaste à ces relations. Mais, dans leur majorité, les Siciliens furent choqués par les lois raciales qui frappaient en 1938 leurs compatriotes livournais.

Corsi e Livornesi

Les relations entre Corses et Livournais sont mal connues à Tunis. Elles sont pourtant anciennes et fructueuses. Notons que l’arrivée des Portugais à Livourne à partir de 1593, coïncide avec une immigration de Corses grâce à une politique bienveillante des Medicis, traditionnellement opposés à Gênes. La Nazione Ebrea qui vient de se créer à Livourne, voisine avec d’autres Nations dont la Nazione Corsa. Certes, jusqu’en 1766, cette Nazione ne put bénéficier de structures officielles qui auraient risqué de nuire aux relations avec la République de Gênes. Les premiers Corses attirés par le projet de construction du nouveau port de Livourne, arrivent dès 1548. Plusieurs Corses sont employés dans des activités maritimes, non seulement comme simples marins, mais comme cadres et officiers. Certains se font corsaires, activité tolérée et juridiquement encadrée à Livourne. La plupart d’entre eux vient du Cap Corse. Dans les années 1620-1630 on note, dans la Chiesa della Madonna, un autel des Corses, avec l’inscription : « Virginem Virgini commendavit ». Les donateurs sont : Carlo Lorenzi, Luzio Mattei, Batista Angeli et Rocco Manfredini. L’autel est dédié à San Giovanni Evangelista. Le plan de Livourne au milieu du XVIIIème reproduit une grosse maison dite « Casa d’attenenza dei Ssri mercanti di Corsica ». Parmi les citoyens de Livourne d’origine corse décorés avec grades et dignités publics, on peut citer, outre les familles évoquées, les Di Santi, di Marco, Mariani, Morazzani, Di Cardi, Franceschi, Marchi. De cette dernière famille est issu Vittorio Marchi, auteur d’un bon lexique du dialecte livournais, comprenant une étude de la variante juive avec quelques emprunts portugais et hébreux. Marchi cite ceux de ses amis juifs livournais qui l’ont aidé dans sa tâche.

Les relations des deux Nazioni s’affirment surtout dans le domaine de l’armement. Les Juifs fournissent aux Corses des armes. Ils leur achètent leur corail avec lequel ils fabriquent des bijoux. Ils obtiennent parfois l’exploitation en régie. Au XVIIIème siècle une maison Franco et Attias emploie dans sa fabrique de bijoux de corail 130 ouvriers. Elle exporte sa production jusqu’en Inde. Les Livournais aident les Corses à construire dans leur île un arsenal dont ils assurent la gestion #. Dès le début du XVIIème siècle, des Livournais utilisent pour leurs transports entre Livourne et Tunis des bateaux corses. Ils rencontrent enfin des Corses dans les universités toscanes de Pise et Sienne où les Livournais de Tunis font leurs études aux XVIIème et XVIIIème siècles, souvent en médecine.

Les Livournais et la France

Les tensions de la compétition coloniale de 1881 ne doivent pas voiler un passé plus lointain. Les relations franco-livournaises furent ambigües. En 1682 quelques marchands livournais établis à Marseille autour de Joseph Vais de Villareal et Abram Attias furent expulsés après de longues discussions, à la demande des échevins marseillais. Mais dans tout le bassin méditerranéen, les Livournais bénéficiaient de la protection française en vertu des capitulations qui assimilaient les Juifs dits Francs ou Portugais, aux chrétiens. Les marchands livournais utilisaient essentiellement la flotte marseillaise pour leurs affaires. Sans cet appoint, cette flotte eût été sous-employée. Lors de la Révolution, les Juifs de Livourne répondirent avec empressement aux demandes des autorités françaises qui exigeaient que chaque quartier fournît une brigade à la Garde Nationale. Les zelanti israeliti, expose l’historien Piombanti, en fournirent deux.

Dans le monde musulman, pour plusieurs raisons, connaissance des langues, expérience commerciale, niveau d’instruction de quelques familles ayant fréquenté les universités d’Europe, des Juifs livournais étaient choisis comme agents consulaires par des puissances européennes comme la France, l’Autriche, l’Angleterre, la Hollande#. La famille Valensi à Tunis en est un exemple type. Des Valensi intervinrent durant les guerres napoléoniennes pour des rapatriements de prisonniers. Un Valensi servit d’accompagnateur au duc de Joinville lors de sa visite en Tunisie. Un autre servit d’intermédiaire lors de la négociation du traité du Bardo. Un Dr Abram Lumbroso, depuis fait baron par le Roi d’Italie, est désigné dans un contrat de mariage comme représentant du royaume de France. Ces liens avec la France conduisirent quelques unes des plus grandes et anciennes familles livournaises de Tunis à ne pas suivre comme les autres le mouvement national italien, et au contraire à opter pour la France. Ce fut le cas notamment des Valensi, des Bonan, des Cattan et d’une branche des Enriques.

Pour autant, les Livournais nationalistes italiens, majoritaires, adoptèrent dans ce conflit une position mesurée. Le Baron Dr Giacomo di Castelnuovo, éminence grise de Cavour, homme de confiance des Beys et négociateur des accords italo-tunisiens de 1869, exposait dans un de ses ouvrages, qu’une présence européenne était souhaitable en Tunisie, mais que si la solution italienne n’était pas viable, il faudrait opter pour une présence française. Ses rapports avec le consul Roustan, dont la maîtresse était génoise, étaient excellents. Curieuse Tunisie où le consul d’Italie était beau-père du député de la Nation française, où tous les notables marseillais sans exception avaient épousé des Génoises. Castelnuovo n’envisageait pas d’ailleurs une colonisation, mais une sphère d’influence. Culturellement francophile, il fut attaqué par la presse piémontaise quand il se fit le promoteur des écoles de l’Alliance Israélite Universelle, privilégiant ainsi l’influence française. Il acquit à ces écoles l’appui de Khereddine, du Bey et de tous les consuls d’Europe. Personne alors n’envisageait d’annexion et le Protectorat, il faut l’admettre, reçut une application dépassant de loin ce qui avait été envisagé au plan international. Patriote, Juif et franc-maçon, Castelnuovo se montra tolérant. Ayant procuré un terrain pour la construction de la nouvelle synagogue de Tunis , il en obtint un également pour la construction de la cathédrale. Député de Vérone dans la droite modérée, il vota pour l’inviolabilité du pape. Il fit décorer l’archevêque de Tunis, Mgr Sutter.

Les droits acquis de Livournais ne furent pas toujours remis en question. Ainsi mon arrière-grand-oncle Guglielmo Guttières Pegna, directeur des Douanes tunisiennes en vertu d’accords antérieurs, resta-t-il en fonction après le Protectorat comme Receveur Principal. À sa mort en 1913 à Paris, le directeur des Finances fit son vibrant éloge.

Les Livournais et la Tunisie

Sans doute les Tunisiens d’aujourd’hui ont-ils oublié cette présence livournaise à Tunis. L’histoire d’une minorité privilégiée heurte toujours le politiquement correct. Le souvenir en reste au moins chez les Andalous, toujours attachés à leur identité et à leur passé. Les Tunisiens éprouvent pourtant la nostalgie du pluralisme. Certes la cohabitation avec les Grana a surtout été vécue au niveau des classes supérieures. Elle a permis à la Tunisie une ouverture sans domination. Les Grana ont reçu du pouvoir des privilèges et obtenu la considération qu’ils attendaient en contrepartie de ce qu’ils avaient apporté. Ils ont permis une société plurielle. En Algérie, les minorités italiennes et espagnoles ont oublié leur culture et se sont fondues dans l’entité française. En Tunisie, l’identité italienne s’est maintenue malgré la colonisation française. L’aurait-elle pu sans la base que représentait cette élite moderne, capable de sauvegarder sa différence tout en maintenant sa maîtrise de la culture française ? La Tunisie tout entière n’a-t-elle pas bénéficié de la coexistence de ces deux cultures greffées sur la sienne propre ? L’intervention, l’an dernier, de mon ami Adriano Salmieri me l’a fait croire. Les notes de voyage de Fernand Braudel m’en ont fait prendre conscience.

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